Les dix degrés de l’échelle mystique d’amour
- Nous disons donc, que les degrés de cette échelle d’amour par où de l’un à l’autre on monte à Dieu sont dix. Le premier degré d’amour rend l’âme malade utilement. En ce degré d’amour l’Épouse parle quand elle dit : Je vous conjure, filles de Jérusalem, que si vous rencontrez mon Aimé, vous lui disiez que je suis malade d’amours (CT 5,8). Mais cette maladie n’est pas pour la mort, mais pour la gloire de Dieu (JN 11,44), parce qu’en cette maladie, l’âme défaille au péché et à tout ce qui n’est pas Dieu, pour Dieu même, comme David témoigne en disant : Mon âme a défailli, c’est-à-dire, concernant toutes les choses en vue de ton salut (PS 142,7); car comme le malade perd l’appétit et le goût de toutes les nourritures et change sa première couleur, de même aussi en ce degré d’amour l’âme perd le goût et l’appétit de toutes choses, et pâlit comme un amant et n’a plus l’apparence qu’elle avait avant. Or, elle ne tombe point en cette maladie si on ne lui envoie d’en haut l’excès de chaleur, selon qu’il se donne à entendre par ce vers de David qui dit : Pluviam voluntariam segregabis, Deus, hoereditati tuoe, et infirmata est29 (PS 67,10), etc. Cette infirmité et défaillance à toutes les choses, qui est le premier degré pour aller à Dieu, nous l’avons déjà expliqué plus haut, en parlant de l’anéantissement où l’âme se voit quand elle commence à entrer en cette échelle de purification contemplative, quand elle ne peut trouver de goût, d’appui, ni de consolation, ni de stabilité en aucune chose. Si bien que de ce premier degré on commence à monter au deuxième, et le voici :
Une pluie volontaire tu écarteras, Dieu, de ton hérédité, et elle a été malade…
- Le deuxième degré fait que l’âme cherche sans cesse. D’où vient que, quand l’Épouse dit que le cherchant de nuit dans son lit (quand selon le premier degré d’amour elle était languissante) et qu’elle ne le trouva pas, elle ajoute: je me lèverai et chercherai celui qu’aime mon âme (CT 3,2). Ce que, comme nous disons, l’âme fait sans cesse, comme le conseille David en disant: Cherchez toujours la face de Dieu (PS 104,4) et, le cherchant en toutes les choses, ne vous arrêtez en rien jusqu’à ce que vous l’ayez trouvé ; comme l’Épouse qui, après en avoir demandé des nouvelles aux gardes, passa outre aussitôt et les quitta (CT 3,4). Marie-Madeleine ne s’arrêta même pas aux anges du sépulcre (JN 20,14). En ce degré, l’âme va avec tant de soin qu’elle cherche son Aimé en toutes les choses ; en tout ce qu’elle pense, elle pense aussitôt à son Aimé ; en tout ce qu’elle dit, en toutes affaires qui se présentent, elle se met aussitôt à parler et à s’entretenir de l’Aimé ; quand elle mange, quand elle dort, quand elle veille et quoi qu’elle fasse, tout son soin est en l’Aimé, suivant ce qui a été dit plus haut en les angoisses d’amour. Ici, comme l’âme est déjà convalescente et prend des forces en l’amour de ce deuxième degré, elle commence aussitôt à monter au troisième par le moyen de quelque degré de nouvelle purification dans la nuit, comme nous dirons après ; il opère en l’âme les effets suivants.
3. Le troisième degré de l’échelle amoureuse est celui qui fait opérer l’âme et lui donne de la chaleur pour ne pas faillir. De celui-là le prophète royal dit que bienheureux l’homme qui craint le Seigneur, car il sera porté d’un grand désir en ses commandements (PS 111,1). D’où vient que, si la crainte, pour être fille de l’amour, lui fait cet effet de désir, que fera l’amour même ? En ce degré les grandes oeuvres qu’on fait pour l’Aimé sont estimées petites, la multitude pour peu, le long temps qu’on sert fort court, à cause de l’incendie d’amour dont l’âme est ardente; comme à Jacob, qui, après avoir servi sept années par dessus sept autres, estimait cela peu de chose à cause de la grandeur de son amour (GN 29,20). Donc si l’amour qui était d’une créature eut tant de pouvoir sur Jacob, que pourra celui du Créateur, lorsqu’en ce troisième degré il s’emparera de l’âme? Ici le grand amour qu’elle porte à Dieu la met en de terribles tribulations et peines pour le peu qu’elle fait pour Dieu, et s’il lui était permis de mourir mille fois pour Lui, elle serait consolée; et pour cela elle s’estime inutile en tout ce qu’elle fait, et il lui semble qu’elle vit inutilement. D’ici lui naît un autre effet admirable, qui est qu’elle s’estime véritablement plus méchante que toutes les autres âmes ; d’abord parce que l’amour lui enseigne ce que Dieu mérite, ensuite parce que les oeuvres qu’elle fait ici pour Dieu sont nombreuses et qu’elle les tient pour défectueuses et imparfaites, elle tire de la confusion et de la peine de toutes, connaissant que sa manière d’opérer est très basse pour un si haut Seigneur. En ce troisième degré, l’âme est fort éloignée de la vaine gloire ou présomption, ou de condamner les autres. Ce degré d’amour cause ces effets diligents en l’âme – avec beaucoup d’autres de cette manière – ; c’est pourquoi elle y prend courage et forces pour monter jusqu’au quatrième qui suit.
4. Le quatrième degré de cette échelle d’amour est celui où il naît en l’âme, en raison de l’Aimé, un ordinaire pâtir sans se lasser; parce que, comme dit saint Augustin, toutes les choses grandes, pénibles et fâcheuses, l’amour les rend presque nulles30. En ce degré parlait l’Épouse quand, désirant déjà de se voir au dernier, elle dit à l’Époux : Mets-moi comme un cachet sur ton coeur, comme un cachet sur ton bras; parce que la dilection (c’est-à-dire, l’acte et l’oeuvre de l’amour) est forte comme la mort, et l’émulation est dure et s’obstine comme l’enfer (CT 8,6). L’esprit a ici tant de force et tient la chair si sujette, qu’il en tient compte aussi peu que l’arbre de l’une de ses feuilles. En aucune manière ici l’âme ne cherche plus sa consolation ni son goût, ni en Dieu, ni en aucune autre chose, ni ne désire ni ne demande plus de faveurs à Dieu, car elle voit clairement qu’Il lui en a fait d’innombrables, et elle met tout son soin à savoir comment elle pourra plaire à Dieu et Le servir vu ce qu’Il mérite et ce qu’elle a reçu de Lui, quoi qu’il lui doive beaucoup coûté. Elle dit en son coeur et en son esprit: Hélas ! mon Dieu et Seigneur, combien il y en a qui vont chercher de la consolation et du goût en Toi, et désirent que Tu leur fasses des grâces et des faveurs ; mais ceux qui veulent Te plaire et Te donner quelque chose à leurs dépens, laissant en arrière leur intérêt particulier, sont bien peu ! Car, mon Dieu, la faute n’en est pas que tu ne veuilles nous faire de nouvelles faveurs, mais que nous n’employons pas uniquement à ton service celles que nous avons reçues, pour t’obliger à nous les continuer. Fort relevé est ce degré d’amour, parce que, l’âme allant toujours ici après Dieu avec un si véritable amour et un esprit de pâtir pour Lui, Sa Majesté lui donne souvent et très ordinairement la jouissance, la visitant en l’esprit savoureusement et délicieusement ; car l’immense amour du Verbe Christ ne peut voir souffrir des peines de son amoureux sans le secourir. Comme Il l’affirme par Jérémie, en disant: Je me suis souvenu de toi, ayant pitié de ton adolescence, quand tu m’as suivi au désert (2,2). Parlant spirituellement, c’est le détachement que l’âme a intérieurement de toute créature, ne s’arrêtant ni reposant sur chose que ce soit. Ce quatrième degré enflamme tellement l’âme et la brûle d’un tel désir de Dieu qu’il la fait monter au cinquième, qui est le suivant.
- Le cinquième degré de cette échelle d’amour fait que l’âme désire et souhaite Dieu impatiemment. En ce degré l’amoureux a une telle véhémence pour comprendre l’Aimé et s’unir avec Lui, que tout délai, pour minime qu’il soit, lui semble très long, pénible et insupportable, et qu’il songe toujours à trouver l’Aimé. Et quand il se voit frustré de son désir (ce qui est presque à chaque pas), il se pâme en son désir, selon, parlant en ce degré, la parole du psalmiste disant: Mon âme soupire et défaille en les demeures du Seigneur (PS 83,2). En ce degré l’amoureux ne peut manquer de voir ce qu’il aime, ou de mourir, ainsi que Rachel, pour la grande envie qu’elle avait d’avoir des enfants, dit à Jacob son époux : Donne-moi des enfants; sinon je mourrai (GN 30,1). Ici on souffre la faim comme les chiens qui rôdent autour de la cité de Dieu (PS 58,7). En ce degré affamé l’âme se repaît en amour, car selon la faim est le rassasiement ; de manière que d’ici on peut monter au sixième degré, qui fait les effets qui suivent.
- Le sixième degré fait courir l’âme légèrement vers Dieu et donner de nombreuses touches en lui, et sans défaillir elle court par l’espérance; parce qu’ici l’amour qui l’a fortifiée la fait voler légèrement. En ce degré aussi Isaïe dit ceci : Les saints qui espèrent en Dieu changeront de force, ils prendront des ailes comme des aigles, ils voleront et ne défailliront point (IS 40,31), comme ils faisaient au cinquième degré. À ce degré aussi appartient ce dire du psalmiste : Ainsi que le cerf désire les eaux, mon âme te désire, Dieu (Ps 41,2); parce que le cerf altéré court à grande vitesse vers les eaux. La cause de cette vitesse en amour qu’a l’âme en ce degré, c’est que la charité est déjà fort dilatée en elle, car l’âme est presqu’entièrement purifiée, comme il est dit dans le psaume, soit: Sans iniquité j’ai couru (Ps 58,5) ; et en un autre psaume : J’ai couru la voie de tes commandements quand tu as dilaté mon coeur (Ps 118,32). Et ainsi de ce sixième degré on vient aussitôt au septième, qui est celui qui suit.
7. Le septième degré de cette échelle enhardit l’âme avec véhémence. Ici l’amour ne se laisse pas conduire par le jugement pour attendre, ni n’use de conseil pour se retirer, ni ne peut être retenu par la timidité, parce que la faveur que Dieu fait désormais ici à l’âme la fait agir avec une hardiesse véhémente. D’où s’ensuit ce que dit l’Apôtre, qui est que la charité croit tout, espère tout et peut tout (1CO 13,7). De ce degré parle Moïse quand il dit à Dieu qu’il pardonne à son peuple, et sinon qu’il l’efface du livre de vie où il l’avait écrit (EX 32,31-32). Ceux-là obtiennent de Dieu ce qu’ils lui demandent avec goût; aussi David dit: Délecte-toi en Dieu, et il t’accordera les demandes de ton coeur (PS 36,4). En ce degré, l’Épouse s’enhardit et dit: Qu’il me donne un baiser de sa bouche (CT 1,1). À ce degré il n’est pas permis à l’âme de s’enhardir, si elle ne sent pas la faveur intérieure du sceptre du roi incliné vers elle (EST 8,4), de peur que peut-être elle ne tombe des autres degrés qu’elle a montés jusque-là, en lesquels elle doit toujours se conserver avec humilité. De ce courage et liberté que Dieu donne à l’âme en ce septième degré pour s’enhardir vers lui avec véhémence d’amour, s’ensuit le huitième, qui est de tenir l’Aimé et de s’unir avec lui, selon ce qui suit.
8. Le huitième degré d’amour fait que l’âme embrasse et étreint sans relâche, selon que l’Épouse dit de cette manière: J’ai trouvé celui qu’aiment mon coeur et mon âme, je l’ai tenu et ne le laisserai point aller (CT 3,4). En ce degré d’union l’âme satisfait son désir; mais non continuellement, parce que quelques-uns arrivent à y mettre le pied et l’en retirent aussitôt, car, s’ils pouvaient persévérer en ce degré, ils jouiraient en cette vie d’une certaine manière de gloire ; et ainsi l’âme y fait une pause bien peu de temps. Au prophète Daniel, pour être homme de désirs, il fut mandé de la part de Dieu qu’il demeurât en ce degré, en lui disant : Daniel, reste en ton degré, parce que tu es homme de désirs (Da 10,11). Depuis ce degré suit le neuvième, qui est déjà celui des parfaits, comme nous dirons après, qui est le suivant.
- Le neuvième degré d’amour fait que l’âme brûle avec suavité. Ce degré est celui des parfaits, qui déjà ardent suavement en Dieu, parce que cette ardeur suave et délectable leur est causée par l’Esprit Saint, en raison de l’union qu’ils ont avec Dieu. Pour cela saint Grégoire dit que les apôtres, quand l’Esprit Saint vint visiblement sur eux, brûlèrent suavement d’amour. Des biens et richesses de Dieu dont l’âme jouit en ce degré, on ne saurait parler, car si on en écrivait maints livres, il resterait davantage à dire; c’est pourquoi, et aussi parce que j’en dirai quelque chose après, je n’en dis pas plus, sinon que de celui-ci suit le dixième et ultime degré de cette échelle d’amour, qui n’est déjà plus de cette vie.
- Le dixième et ultime degré de cette échelle secrète d’amour fait que l’âme s’assimile totalement à Dieu, en raison de la claire vision de Dieu que l’âme possède sans intermédiaire, aussitôt qu’après être montée en cette vie au neuvième degré elle sort de la chair. Car ceux-ci (ils sont peu nombreux), vu qu’ils sont déjà très purifiés par l’amour, n’entrent pas au purgatoire. D’où saint Matthieu dit: Bienheureux ceux qui ont le coeur net, parce qu’ils verront Dieu (5,8). Et comme nous avons dit, cette vision est la cause de l’entière ressemblance de l’âme à Dieu, car ainsi le dit saint Jean, par ces paroles : Nous savons que nous serons semblables à Lui (1, 3,2) ; non que l’âme deviendra d’une capacité égale à celle de Dieu, car cela est impossible, mais parce que tout ce qu’elle est deviendra semblable à Dieu; c’est pourquoi elle s’appellera et le sera Dieu par participation.
C’est là l’échelle secrète dont l’âme parle ici ; encore qu’en ces derniers degrés rapportés elle n’est pas trop secrète pour l’âme, parce que l’amour se découvre beaucoup à elle par les grands effets qu’il opère en elle. Mais en cet ultime degré de claire vision, qui est le dernier de l’échelle où Dieu s’appuie, comme nous avons déjà dit, il n’y a plus rien de caché pour l’âme, en raison de la totale assimilation. D’où vient que notre Seigneur dit : En ce jour, vous ne me demanderez aucune chose, etc. (JN 16,23); mais jusqu’à ce jour, si haut que monte l’âme, quelque chose lui sera caché, et ce, à proportion de ce qui lui manquera pour la ressemblance totale à la divine Sagesse. De cette manière, par cette théologie mystique et cet amour secret, l’âme sort de toutes les choses et de soi-même, et monte vers Dieu ; parce que l’amour est semblable au feu, qui toujours monte vers le haut, avec une tendance à gagner le centre de sa sphère.